lundi 9 janvier 2017

ROBINSON CRUSOE ET LES ROBINSONNADES (I): Un mythe littéraire moderne.


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Le terme de robinsonnade est un anthroponyme inventé par Karl Marx pour assimiler des récits de survie insulaire qui proliféraient à cette époque. Tous ces récits semblent calqués les uns sur les autres. Il y voit une bonne illustration de l’autarcie et des prémices du capitalisme.

Tous ces récits s’articulent de façon identique, à la fois dans la mise en scène : naufrage, épreuves de survie, rencontre avec l’Autre, le sauvage…et dans les thèmes développés : la solitude, les techniques et les métiers, les relations humaines, le développement personnel, la foi…

Or, dès qu’on aborde le corpus des robinsonnades, on se pose la question du mythe. Il ne s’agit pas de l’affirmer, encore faut-il l’argumenter ! Defoë n’invente rien. Il a un modèle en la personne de Selkirk, un marin abandonné sur une île pendant 4 ans. Son aventure est retentissante. Defoë l’amplifie, lui impulse le souffle de l’épopée. C’est un succès d’édition. De nombreux imitateurs lui emboîtent le pas.

Robinson devient un modèle. Il s’étoffe d’une dimension pédagogique qui n’échappe pas à Jean Jacques Rousseau qui en fait le livre unique de l’élève Emile ! Robinson entre ainsi à l’école. Il contribue à l’enseignement des sciences naturelles, à l’apprentissage des technologies, mais aussi à l’édification morale des jeunes lecteurs !

Robinson porte en lui des interrogations profondes sur le sens de l’humanité : vie naturelle ou modernité, relations à l’Autre, conscience de soi et vie spirituelle…La multiplications des productions constituent autant de versions, de variantes du récit d’origine, toujours semblables et différentes à la fois. Le succès n’est jamais démenti. L’actualité de Robinson foisonne : en librairie, au cinéma, au théâtre, à la télévision…Les aficionados de la télé-réalité et des jeux d’aventure vont même jusqu’à l’incarner dans Koh Lanta. La réalité rejoint la fiction. Les candidats s’investissent dans un rituel qui reproduit les épreuves des Robinsons.

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LES ROBINSONNADES

Les robinsonnades sont soumises à un schéma narratif clairement identifié et les thèmes qui y sont développés sont récurrents : naufrage, rupture du lien sociale, solitude, épreuves de survie, rencontre de l’Autre - le sauvage, l’indigène, le rival, la femme…que sais-je ! -, le développement personnel, la vie naturelle, la colonisation de l’île, le retour à la civilisation. Evidemment chaque auteur investit le sujet avec ses préoccupations, ses convictions, ses illusions et la robinsonnade devient une élaboration intellectuelle, expérimentale et ludique.

Les Robinsons sont arrachés à la vie sociale dans des circonstances dramatiques et sont placés dans des situations inédites, extrêmes, qui renvoient aux instincts primitifs de la survie. Les naufragés ont les ressources vitales pour surmonter cette crise, seul, en couple ou en groupe, avec ou sans équipement, mais souvent avec le secours de la Providence. Les Robinsons, tels de nouveaux Adam, relèvent le défi de civiliser ces solitudes. Or, c’est rarement l’occasion d’une construction utopique mais une simple reproduction du modèle d’origine. A moins qu’il ne s’agisse d’une régression vers une sauvagerie originelle. C’est dans ces conditions extrêmes en tout cas que la robinsonnade dévoile la nature humaine.

L’identification au héro est spontanée. Elle renvoie aux jeux et aux joies de l’enfance : fabrication de cabanes, pique-nique, découverte de la nature…Il y a d’ailleurs dans le scoutisme des liens indéniables avec les robinsonnades. Lord Baden-Powell prend Kim, de Rudyard Kipling, comme modèle des éclaireurs. Il n’empêche que le contenu de son manuel pourrait s’adresser aux jeunes Robinsons.

A l’origine, Robinson Crusoé entre dans le registre des aventures maritimes. Ce sont des récits exotiques, de navigation, de voyages, de découvertes, de pirates…qui circulent de bouche à oreille dans les ports, les tavernes…et jusque dans l’arrière pays, là où régulièrement les capitaines viennent enrôler leurs équipages, pour la pêche hauturière, la marine de guerre ou la marine marchande. Les colporteurs, aussi, diffusent entre autre dans le monde rural et les couches populaires des récits bon marchés… Et quoi de plus palpitant que ces faits divers relatant la lutte de l’homme contre les tempêtes, les naufrages, les hivernages, la survie sur des îles inconnus, la solitude et le désespoir, les combats contre les bêtes féroces et les anthropophages ? La littérature jeunesse y puise tout naturellement la matière à des récits d’évasion.

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Certains y voient quant à eux essentiellement l’influence et la présence de Dieu :

«Il y a peu de récits qui offrent autant d’intérêt, qui soient aussi instructifs et réveillent au même degré au fond de l’âme le sentiment religieux que les récits de naufrages. […] Une semblable lecture est donc un aliment des plus sains pour notre intelligence et notre sensibilité ; elle produit encore un effet meilleur, en ravivant notre foi. Qu’il est beau de voir ces marins, au milieu de la tempête, se jeter à genoux sur le pont du navire, lever les mains au ciel et implorer le secours de Dieu ! Ah ! C’est que dans ces moments terribles, on est vaincu par l’évidence des faits et obligé d’avouer l’impuissance de l’homme et l’empire souverain du Créateur !» - Les naufrages – épisodes intéressants, instructifs & édifiants recueillis par l’auteur des souvenirs de jeunesse – Casterman - 1892

Ces compilations de naufrages sont très répandues. Elles visent autant l’instruction des marins que le divertissement du public. D’ailleurs, entre réalité et fiction, il y a des allers-retours permanents qui sèment finalement la confusion dans les robinsonnades qui confondent trop facilement récits romanesques et mémoires ; au point que certains, s’ils reconnaissent le géni de Defoë, fouillent les annales et les chroniques pour y débusquer des Robinsons bien réels. C’est le cas de Ferdinand Denis dans «Les vrais Robinsons – naufrages, solitude, voyages» (A. Pigoreau, Successeur – 1860) :

«Nous ne donnons pas ici les Robinsons imaginaires, mais bien ce qu’on pourrait appeler les Robinsons de la nécessité. Pour exhumer ces curieuses histoires, il a fallu simplement interroger certaines annales oubliées de la marine et de vieilles relations de voyages parfois dédaignées.»

Il existe donc bien des Robinsons avant Robinson. Et aujourd’hui encore, lorsque l’on réédite les aventures de François Leguat «Naufragés de Dieu» (Phébus – 1995) on ne peut réprimer un cocorico :

«Les Français possédaient un Robinson (publié avant celui de Defoë) et ils l’avaient oublié ! Et le plus fort de l’affaire est que l’ouvrage qui nous conte ses aventures n’est pas un roman : François Leguat a bien existé, il a bel et bien vécu (entre 1690 et 1698) l’impossible histoire qu’il nous relate ici par le détail – et, dernier miracle, il a eu l’âme assez généreuse pour en faire un grand livre.»

Le naufrage, le crash, l’accident de voiture ou de train sont à l’origine de la robinsonnade. Ce sont des circonstances tragiques, morbides qui marquent une rupture violente et peut-être définitive avec famille, la communauté, la nation, le monde. Cet épisode préliminaire fait l’objet de représentations mouvementées, fortes en émotions, en manœuvres désespérées : tempête, mer déchaînée, mats brisés, voiles déchirées, coques éventrées, chaloupes chavirées, noyades, corps jetés sur la grève, plus mort que vifs.

Cette lutte contre les éléments échappe un peu à la compréhension du lecteur contemporain peu familiarisé avec le jargon de la marine à voile. Mais il perçoit intuitivement l’emphase héroïque de cette lutte inégale entre l’homme et la mer. Et l’océan réserve toujours bien des surprises, même aux skippers les plus expérimentés et aux voiliers les plus modernes. Yves Parlier raconte d’ailleurs les péripéties de son Vendée Globe 2000-2001 dans un ouvrage intitulé «Robinson des mers» (Robert Laffont – 2001).

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Pour autant, tous les Robinsons ne sont pas strictement des naufragés. Certains sont tout bonnement débarqués et abandonnés avec armes et bagages à la suite d’insubordinations. C’est le cas de Selkirk dont les mésaventures ont servi de modèle à Defoë pour imaginer son Robinson. Sa vie est à son tour romancée par Willy Bourgeois dans «Selkirk le solitaire» paru chez Marabout Junior en 1959. Et plus sérieusement les deux récits biographiques de Diana Souhami et de Ricardo Uztarroz brossent le portrait d’une forte personnalité. L’abandon de matelots n’est pas si insolite. C’est aussi le cas de Ben Gunn dans « L’île au trésor » de Robert Louis Stevenson. Voici ce qu’il révèle au jeune Jim Hawkins fraîchement débarqué :

«- Trois ans ! M’écriais-je. Avez-vous fait naufrage sur cette île ?
- Non, camarade, dit-il, je suis un marron.
Je connaissais ce mot et je savais qu'il se rapportait à une affreuse punition, en usage parmi les pirates. Elle consiste à déposer le coupable dans une île déserte et lointaine, avec une provision de poudre et de plomb, et à l'y abandonner pour toujours.»

Au sens figuré, les deux guerres mondiales nous offrent quelques curieux Robinsons : des déserteurs, des vaincus en pleine débâcle ou des oubliés, américains, japonais ou allemands, dans des îles du Pacifique. Les fugueurs, les orphelins, fuyant leurs familles d’accueils ou tout bonnement abandonnés sont aussi à leur manière des Robinsons. Ils s’inscrivent dans la mouvance des romans d’Hector Malot, de Mark Twain ou de Charles Dickens par exemple. Plus récemment, des écologistes rompent avec le monde moderne et rejoignent quelques paradis de l’océan Pacifique où ils mènent une vie naturelle.

L’île est par excellence le lieu de la robinsonnade mais pas seulement. Au sens large, le récif, la côte inhospitalière, l’iceberg, l’oasis, la planète lointaine…mais aussi de solitudes telles que la forêt vierge, la montagne, la banquise…ou de lieux de réclusion, sous terrain, sous marin, aérien ou encore de lieux plus intimes, plus anodins tels que la chambre, la cellule, la caserne, l'hôpital…deviennent de métaphores de l’île.

L’île est une représentation du paradis. Elle est providentielle, idéale, idyllique. Elle offre ses provendes aux naufragés. Il leur suffit de tendre la main et de s’abandonner à ses richesses. Elle est personnifiée, féminisée, érotisée. Parfois, elle est rétive. C’est l’île vierge, dense, impénétrable, dangereuse, putride, vénéneuse, mortifère. C’est l’île stérile, le rocher, le récif battu par l’océan, pire, l’iceberg ! Cette île hostile, pavée d’adversité, ressemble un peu à l’enfer !

Les Robinsons sont néanmoins des héros civilisateurs. Ils investissent l’île, la colonisent, la cartographient, nomment chaque endroits, s’organisent, légifèrent, gouvernent. Ils se font pionniers, à la fois cultivateurs, éleveurs et artisans. L’île, aménagée, apprivoisée, domestiquée, fructifie jusqu’à produire des excédents ! C’est le symbole de la dynamique du capitalisme par opposition à l’isolement et l’autarcie. La crainte persistante de la pénurie stimule un réflexe d’accumulation. Le travail devient une valeur essentielle de la personnalité de Robinson Crusoé. Il est associé aux principes même du protestantisme. L’utopie en prend pour son grade. Pas d’élucubration sociale, juste une reproduction. L’exemple le plus significatif est celui du «Cratère» de Fénimore Cooper dans lequel Marc Woolston métamorphose brièvement un récif volcanique stérile en une contrée fertile. La colonisation est fulgurante mais débouche sur des troubles politiques et la légitimité de Marc Woolston à gouverner désormais. Le problème est vite résolu : un séisme engloutit finalement l’archipel.

Pour autant, la survie n’est pas acquise. Les secours sont hypothétiques. Les Robinsons ne peuvent compter que sur leurs propres ressources et les débris d’une épave, derniers vestiges de la société matérielle. On perçoit une sorte d’émulation entre auteurs qui consiste à dépouiller leurs héros pour mieux les éprouver. Jules Verne fait réagir Flip aux aventures douces heureuses du «Robinson Suisse» :

«A souhait. Flip, parlant ainsi, oubliait que dans ce récit imaginaire, l'auteur a tout mis, industrie et nature, au service de ses naufragés. Il leur a choisi une île toute particulière, sous un climat où les rigueurs de l'hiver ne sont point à craindre. Chaque jour, ils trouvent, à peu près sans chercher, l'animal ou le végétal dont ils ont besoin. Ils possèdent des armes, des outils, de la poudre, des vêtements ; ils ont une vache, des brebis, un âne, un porc, des poules ; leur vaisseau échoué leur fournit en abondance le bois, le fer, les graines de toute espèce ! Non ! la situation n'était pas et ne pouvait pas être la même ! Les naufragés suisses sont des millionnaires ! Ceux-ci sont des malheureux, réduits au plus complet dénuement, qui ont tout à créer autour d'eux !» - L’oncle Robinson. Amusant n’est-ce pas ?

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Les Robinsons ont les ressources vitales pour surmonter les épreuves. Ils mobilisent leurs connaissances, leurs compétences, leur imagination, leurs qualités morales : travail, courage, solidarité. Tout est transformé, détourné, adapté pour satisfaire les besoins primaires : se loger, se nourrir, se vêtir et puis le superflu ! A l’occasion les auteurs révèlent ces hommes universels que sont le marin et l’ingénieur : Master Ready - «Le naufrage du Pacifique» du Capitaine Frédéric Marryat - et Cyrus Smith - «L’île mystérieuse » de Jules Verne. On y associe quelques domestiques indigènes  - Guapo dans «Les exilés dans la forêt» du Capitaine Mayne-Reid - ou esclaves affranchis - Cudjo dans «Les Robinsons de terre ferme» du Capitaine Mayne-Reid et Casimir dans «Les Robinsons de la Guyane» de Louis Boussenard.

Et les héros modernes ? On en découvre toute une ribambelle dans le feuilleton Lost : un chirurgien, un yakusa, un gagnant du loto, deux escrocs, un soldat de la garde républicaine de Saddam Hussein, une rock star déchue, un agent de recouvrement, une femme enceinte, un organisateur de mariages…Le fait est que la robinsonnade est une seconde chance pour chacun d’eux ce qui explique le jeu subtil des flash-back et flash-forward pour dessiner l’évolution de leurs personnalité.

La solitude est le thème essentiel des robinsonnades. Elle invite à toutes les digressions, à tous les commentaires. Dès l’origine, Defoë surenchérit sur l’aventure de Selkirk en prolongeant le séjour de Robinson de 4 à 28 ans, une absence plus longue que celle d’Ulysse dans l’Odyssée. Le thème de la solitude est le premier que Robinson Crusoé commente dans le troisième volume de ses aventures intitulé «Réflexions sérieuses et importantes» :

« On croit sans peine que j’ai une grande variété de pensées sur les circonstances ennuyeuses de cette vie solitaire, dont j’ai donné un fidèle tableau dans les volumes précédents, et dont le lecteur aura gardé sans doute quelque idée dans sa mémoire. J’ai douté quelque fois, qu’il fût possible de soutenir un pareil état, surtout dans le commencement, lorsqu’un changement si terrible doit faire de profondes impressions sur une imagination qui n’y est pas accoutumée. D’autre fois, j’ai été surpris, qu’une situation pareille pût être une source de chagrin et de tristesse. Quand nous jetons un œil attentif sur le théâtre de la vie humaine, où nous jouons tous notre rôle, nous voyons distinctement que la pièce que chacun de nous y représente, n’est, à proprement parler, qu’un soliloque. » - Texte accessible sur le site Gallica – Dossier sur les utopies.

Les questions de la solitude et de l’altérité sont indissociables. En d’autres termes l’homme n’est-il qu’un être social ou peut-il s’épanouir dans l’isolement ? Les robinsonnades semblent répondre que oui ! Ne serait-ce que parce que dans sa solitude l’homme se rapproche de Dieu. C’est la voie de l’érémitisme. Et Dieu sait si Robinson entretient des affinités avec les pères de l’Eglise !

Cette thèse est propre à Daniel Defoë, le séminariste, car la réalité est plus pénible. Defoë n’ignore pas que Woodes Rogers lorsqu’il découvre Selkirk, découvre un sauvageon, « un homme vêtu de peaux de chèvres, à la figure encore plus sauvage que ses vêtements » et qui « avait si bien perdu l’habitude de parler, qu’il avait de la peine à se faire comprendre ». (Jules Verne – Les grands navigateurs du 18ème siècle – Ramsay – 1977). L’histoire de Selkirk est un exemple typique des effets régressifs de l’isolement.

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Au contraire, Robinson résiste farouchement à la dépression et à la régression. Il maintient un dialogue intérieur, se reconvertit et conclue en quelque sorte une nouvelle Alliance avec Dieu. Il est le seul rescapé. Il y a bien là un signe à son adresse. Il positive donc dans une recréation comme ces célèbres prédécesseurs bibliques, Adam et Noé.

La rencontre de l’Autre, l’indigène, le sauvage, le cannibale est un épisode remarquable de la robinsonnade. L’Autre, c’est Vendredi mais pas seulement ! L’Autre c’est l’homme aux cent visages. Tout l’éloigne du naufragé à commencer par sa langue, son impudeur, son alimentation…C’est une rencontre manquée où Robinson s’impose en maître, bienveillant, bienfaiteur, précepteur, rédempteur. Dans cette vision ethnocentrique Vendredi est relégué au rôle de faire-valoir. Il est dénaturé, caricaturé, vilipendé dans une littérature populaire au service de l’idéologie coloniale.

Michel Tournier revisite le sujet. Pétri d’humanisme, à l’école d’anthropologues tel que Claude Lévi-Strauss, il déplace notre regard et rend hommage à l’humanité du sauvage. Il réhabilite la différence ! L’approche de Michel Tournier marque durablement le genre de la robinsonnade. Il renvoie gentiment mais sans concessions aux oubliettes le paternalisme colonial, le raciste larvé ou déclaré. L’Autre devient notre égal, voir même meilleur, car sa vie naturelle est respectueuse, adaptée à une sorte de contrat naturel, écologique ! Il est désormais un point de mire.

Mais à sauvage, sauvage et demi. Après tout, lorsque nos Robinsons s’effondrent, lorsque leurs certitudes se fissurent sous la pression de la solitude, lorsque le temps qui passe ruine tout espoir, lorsque le lien social n’est plus qu’une peau de chagrin. N’est-ce pas Robinson lui même qui régresse et bascule inconsciemment dans le nihilisme, la sédition, la sauvagerie aveugle…le meurtre ? Cette déchéance n’est-elle pas redoutable ? Derrières des manières bien policées et civilisée se cachent de dangereux psychopathes ! Mais rien de commun, là, avec un quelconque état primitif ! C’est pourtant bien ce qui couve dans les romans de William Golding «Sa majesté des mouches» (Gallimard – 1956) et sa parodie de Jean-Pierre Hubert «Sa majesté des clones» (Mango Jeunesse – 2002) ou de Marianne Wiggins «L’île de nos rêves interdits» (Robert Laffont – 1990). Quant à l’enfer du Batavia, bien réel celui-là, il confine au récit d’épouvante. Néanmoins cela semble bien marginal.

Robinson sur son île se reconnaît à son accoutrement de guenilles, à son physique musculeux, son teint basané, son poil hirsute et sa longue barbe, à sa conversion existentielle. Robinson se métamorphose. Touché par la solitude, il médite. Il accède à un autre niveau de conscience, un sentiment religieux diffus, le sentiment de faire corps avec l’île, avec l’univers. Bref il épouse la vie naturelle comme d’autres prononcent leurs vœux. De façon plus moderne, Robinson s’interroge sur ses valeurs, sur le sens de sa vie, la place de la famille, du travail…Il se lance dans une introspection qui agit comme une autoanalyse. Le voilà enfin prêt à rejoindre la société ! Quant aux enfants et adolescents, ils réalisent un parcours d’initiation qui leur permet d’acquérir courage, autonomie, discernement, confiance en soi…Bref, l’envergure et la posture de l’adulte – ou soit disant !

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Mais rien de ces grands remuements intimes n’est possible sans la durée. L’impact d’une journée passée sur «La roche aux mouettes» de Jules Sandeau sans commune mesure avec les 28 ans – 2 mois – 19 jours de l’aventure de Robinson Crusoé.

Le temps que l’on retiendra c’est celui de l’écriture. Rythme soutenu lorsqu’il s’agit de décrire des actions, rythme lent lorsqu’il s’agit d’égrener le quotidien par le menu, parenthèses des commentaires éducatifs. Il n’y a pas toujours de quoi exalter le lecteur ! C’est ce qui légitime chez de nombreux éditeurs les coupes franches et la censure de passages jugés subversifs. Que reste-t-il de l’œuvre au terme de ces épurations ?

Pour les Robinsons, le temps c’est celui de l’impatience des secours, de la fébrilité de la survie, de la suspension d’un quotidien banal, celui de la réflexion et de l’action. Les plus optimistes se projettent dans l’avenir. Dans l’expectative des secours les naufragés ne peuvent se contenter de vivre au jour le jour. Ce sont des managers nés, champions de la gestion de projet : objectif, moyen, réalisation. Les Robinsons construisent, produisent, thésaurisent. C’est l’une des critiques acerbes que Gilles Deleuze réserve au Robinson Crusoé de Daniel Defoë dans son article « Causes et raisons des îles désertes » in « L’île déserte et autres textes » - Editions de minuit – 2002 :

« La vision du monde de Robinson réside exclusivement dans la propriété, jamais on n’a vu de propriétaire aussi moralisant. La recréation mythique du monde à partir de l’île déserte a fait place à la recomposition de la vie quotidienne bourgeoise à partir d’un capital. Tout est tiré du bateau, rien n’est inventé, tout est appliqué péniblement sur l’île. Le temps n’est que le temps nécessaire au capital pour rendre un bénéfice à l’issue d’un travail. Et la fonction providentielle de Dieu, c’est de garantir le revenu. »

Pourtant, éthique protestante ou non, tous les Robinson ont les même tentations !

Le temps s’égrène au rythme des saisons. Encore sont-elles quelque peu déroutantes. Dans cet hémisphère sud, les saisons sont inversées. Sans parler de la saison des pluies, de la mousson, des cyclones, des tempêtes qui balaient parfois les moindres signes d’établissement. L’île recouvre sa virginité ! Chez le marin, il y a un paysan qui sommeille. Il sait qu’il y a un temps pour semer et un temps pour récolter. La nature est prodigue à condition d’en respecter les rythmes. Ici le calendrier prendrait vite des allures d’almanach. Il rythme aussi la vie religieuse ou du moins ce qu’il en reste c’est à dire essentiellement le repos dominical car nulle autre trace des temps forts cultuels.

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TENTATION MYTHIFICATRICE

Le nom même de Robinson évoque chez tout un chacun un ensemble d'images, de scènes, d’impressions, de réflexions. Le récit est si fameux et les reprises si nombreuses que certains n'hésitent pas à l'ériger en mythe. L’affirmation est souvent péremptoire. Elle fait souvent l’économie de la moindre démonstration.

Un exemple au hasard : "L'œuvre finie est une réussite incomparable. Le personnage de Robinson est devenu mythique: vêtu de peaux de chèvre, paré d'un immense chapeau et d'un parasol fait de larges feuilles, un fusil à la main, Robinson résiste à l'angoisse, au découragement, et, grâce à sa patience et à son travail quotidien, parvient à s'organiser pour pouvoir survivre. Tour à tour maçon, chasseur, éleveur, menuisier, jardinier, il parvient au fil des mois à se loger, à se nourrir, à se vêtir. Il «apprivoise» alors le «bon sauvage» Vendredi qu'il convertit à la culture occidentale. Dès lors, la vie de Robinson, qui semblait être le drame de la solitude, apparaît comme «le plus heureux traité d'éducation naturelle» (Rousseau)."- Yahoo ! Encyclopédie.

L’affirmation ne se suffit pas à elle même ! Rien ne justifie, à priori, cette tentation si ce n’est une intuition communément admise et partagée. Or, faire l’impasse sur les motifs c’est faire l’économie du discours sur le mythe. Discours de spécialistes, certes, anthropologues, psychanalystes, historiens des religions, philosophes, critiques littéraires… Discours souvent hermétique, voire ésotérique pour le commun des mortels et qui, surtout, n’autorise pas de synthèse univoque et définitive.

C’est en vain qu’on cherchera quelque secours chez les critiques littéraire. Nulle trace de Robinson dans l’index du « Dictionnaire des Mythes littéraires » sous la direction de Pierre Brunel qui diffuse surtout des notices sur les héros et héroïnes des panthéons de l’antiquité grecque et romaine, biblique et des traditions orientale, asiatique, africaine…Quelques « mythes littéraires nouveau-nés » trouvent grâce néanmoins : Tristan et Iseult, Faust, Don Juan. Certains sont développés dans la collection Mythes dirigée par Pierre Brunel et Philippe Sellier chez Armand Collin (Prisme et U2). Entre les deux éditions du dictionnaire de 1988 et 1994 que j’ai eu en main apparaissent tout de même Guillaume Tell et Robin des Bois ! Alors, pourquoi le mythe de Robinson Crusoé si couramment admis n’entre-t-il pas dans le cénacle des héros mythique ?

Si dans la préface du dictionnaire Pierre Brunel tente d’harmoniser une approche théorique, par contre, les auteurs de la collection Mythes partent en ordre dispersé. Jean Rousset dans « Le mythe de Don Juan » en 1978, par exemple, tente l’aventure risquée de la justification mythique bien qu’il en ressente la fragilité :

« La question qui se pose en premier lieu est celle-ci : parlant de Don Juan, peut-on en parler comme d’un mythe ? Il importe de la poser, pour deux raisons : l’incertitude, la fluidité de la notion même de mythe, la situation particulière de l’histoire qui se raconte depuis plus de trois siècles sur le Séducteur et l’Invité de pierre. On va voir, la réponse, avant de se fixer, hésitera entre le oui et le non. »

Colette Astier fait quant à elle l’économie de l’introduction dans «Le mythe d’Œdipe» (1974). Enfin, André Dabezies dans « Le mythe de Faust » en 1972 simplifie la question et esquive l’essentiel du discours sur le mythe :

« On a beaucoup abusé du mot « mythe ». Prenons-le au sens propre comme désignant un récit (ou un personnage) exemplaire aux yeux d’une collectivité humaine, pour laquelle il exprime et éclaire un aspect de l’existence, soit en justifiant une situation, un trait de la condition humaine, soit en proposant une démarche active, un exemple à imiter (ou non), une norme morale ou un projet révolutionnaire.»

Voilà qui laisse le champ libre pour bricoler une analyse, sans avoir à se justifier sur telle ou telle approche intellectuelle sur le mythe.

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Si tant est que l’on retienne donc l’hypothèse du mythe pour aborder le personnage de Robinson Crusoé, la première tentation serait de l’ancrer indubitablement dans une tradition orale. C’est l’une des caractéristiques du mythe sur laquelle l’ensemble des chercheurs semble d’accord. Il faudrait démontrer que Robinson n’est pas une génération spontanée. Qu’il appartient à une tradition de récits de gens de mer ou autres.

Faut-il alors éplucher le folklore, les contes et autres odyssées, sagas, chroniques pour trouver des traces anecdotiques de robinsonnades ? A priori, rien de très convainquant ! Mais il existe vraisemblablement des Robinsons avant Robinson. Les récits de naufrages sont aussi vieux que la navigation. Un peu partout doivent affleurer des récits de marins jetés sur une île, un récif, un rivage inconnu, inhabité voir inhospitalié. Si ils existent, ces récits sont par contre sans incidences dans l’imaginaire collectif avant la parution de Robinson Crusoé.
  
Concrètement, à l’origine de Robinson on découvre tout de même un certain Selkirk, marin frondeur, abandonné par son capitaine sur l’île de Mas a Tierra où il survécut seul un peu plus de 4 ans avant d’être secouru par Woodes Roger. Celui-ci lui réserve quelques lignes dans «La croisière autour du monde de 1708 à 1711». Mais c’est le journaliste Richard Steele qui popularise définitivement son aventure dans son journal « The Englishman ».

Defoë surfe donc sur l’engouement populaire et s’inspire de Selkirk pour esquisser le portrait de son Robinson Crusoé. Il fait preuve d’inspiration artistique tout autant d’opportunisme « marketing » en livrant les mémoires d’un naufragé au destin extraordinaire :

« La vie et les aventures étranges et surprenantes de Robinson Crusoé, marin natif de York, qui vécut seul sur une île déserte de la côte de l’Amérique près de l’embouchure du fleuve Orénoque, après avoir été jeté à la côte au cours d’un naufrage dont il fut le seul survivant et ce qui lui advint quand il fut mystérieusement délivré par les pirates. Ecrites par lui même. »

Le succès de librairie est immédiat même si le canular est éventé. On voit fleurir des éditions pirates et toute une littérature de colportage qui contribuent à pénétrer toutes les couches sociales et imprégner durablement les esprits.

« Le succès fut immédiat et prodigieux. Les libraires pirates eurent beau contrefaire le volume, d’autres en publier des abrégés, les journaux le produire en feuilleton, édition après édition s’enlevait si vite que Taylor dut recourir à plusieurs imprimeurs à la fois pour satisfaire la demande. » - « Daniel Defoe » - Denis Marion – Fayard – 1948.

Defoë tentera bien de reprendre l’avantage en publiant une suite. Evidemment, elle a moins de succès ! Et pour cause, ce qui a frappé l’imagination c’est moins le personnage que les circonstances de l’intrigue. D’ailleurs l’épisode insulaire et les tribulations de la survie sont au centre des plagiats et autres pastiches…

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Ces reprises constituent un éventail de variations. C’est bien là une autre des caractéristiques du mythe sur laquelle l’ensemble des chercheurs semblent d’accord. Le fait est qu’on assiste dès lors à une prolifération de récits de naufragés et de survie insulaire, à une massification de la diffusion des robinsonnades. Les titres se multiplient et au besoin, on rebaptise sans complexe des œuvres assimilables. C’est ainsi que « L’habitation du désert » de Mayne-Reid devient « Les Robinsons de terre ferme » ou « L’aquarium du Bon Dieu » de Gorski devient « Le Robinson sous-marin ». Les versions populaires et jeunesses sont standardisées. On expurge, on ampute les textes. On les investit d’idéologies pédagogiques et morales. Robinson sort aussi du champ du roman d'aventure dans lequel on le catalogue par facilité. Il monte sur les planches de l'opéra (Hoffman) ou du théâtre. Il perce l'écran : film, téléfilm, real télévision, dessin animés....Cela en ferait un mythe moderne, contemporain d’une extraordinaire vitalité !

Contrairement aux contes qui s’appauvrissent, s’étiolent une fois collectés et épinglés sous forme d’une version édulcorée pour la jeunesse ; le Robinson de Defoë est un mythe en expansion aux multiples ramifications où chaque auteur apporte son éclairage à un récit à la fois codifié et très libre. La robinsonnade devient un véritable laboratoire anthropologique. Cela n’a d’ailleurs pas échappé à Jules Verne qui écrit :

« Bien des Robinsons ont déjà tenu en éveil la curiosité de nos jeunes lecteurs. Daniel de Foë, dans son immortel Robinson Crusoé, a mis en scène l’homme seul ; Wyss, dans son Robinson suisse, la famille ; Cooper, dans Le Cratère, la société avec ses éléments multiples. Dans L’Ile mystérieuse, j’ai mis des savants aux prises avec les nécessités de cette situation. On a imaginé encore le Robinson de douze ans, le Robinson des glaces, le Robinson des jeunes filles, etc. Malgré le nombre infini des romans qui composent le cycle des Robinsons, il m’a paru que pour le parfaire, il restait à montrer une troupe d’enfants de huit à treize ans, abandonnés dans une île, luttant pour la vie au milieu des passions entretenues par les différences de nationalité, - en un mot, un pensionnat de Robinsons. » (Jules Verne Deux ans de vacances – Le livre de poche – 1999)

Les successeurs de Defoë, donc, lui emboîtent donc le pas et créent une lignée de Robinsons qui se propagent au travers des genres artistiques : roman, nouvelle, poésie, opéra, théâtre, humour, bande dessinée, dessin animé, télé-films, cinéma, jeux de rôle, jeux vidéo... C’est surtout un thème transversal de l’univers littéraire. Il visite le roman populaire, le roman d’aventure, le roman sentimental, la science fiction, la littérature jeunesse, le document, la bande dessinée, le roman policier… Robinson est omniprésent ! A moins que ma curiosité ne m’obnubile !

Cette prolifération n’échappe pas, à l’époque, à Karl Marx qui crée l’anthroponyme «robinsonnade» à l’occasion d’une démonstration d’économie dans les premières pages du Capital. En tout cas, Robinson dans son île intéresse les économistes. C’est d’ailleurs le point de départ d’une théorie sur la dynamique du capitalisme traitée de façon humoristique par René Lucien dans « L’île déserte » (Editions La France, l’Europe et le Monde – 1970). C’est aussi l’objet d’une longue et riche étude réalisée par Réseau d'Activités à Distance sur Internet (www.rad2000.free.fr). Michel Tournier n’est pas si éloigné lorsqu’il assène une vision historique dans «Vendredi ou les limbes du Pacifique» : «Comme l'humanité de jadis, il était passé du stade de la cueillette et de la chasse à celui de l'agriculture et de l'élevage.»

En tout état de cause, les aventures insulaires de Robinson deviennent un raccourci du long cheminement de l’humanité dont les grandes étapes seraient la maîtrise du feu, la poterie, la fabrication des premiers outils, le passage de la cueillette à l’agriculture, l’organisation sociale, la civilisation matérielle. Voilà peut être la signification du mythe! Ce que Gilles Deleuze résume assez bien dans son article intitulé «Causes et raisons des îles désertes» à savoir la notion de recréation mythique :

« D’abord, c’est vrai qu’à partir de l’île déserte ne s’opère pas la recréation elle-même mais la re-création, non pas le commencement mais le re-commencement. Elle est l’origine, mais l’origine seconde. A partir d’elle tout recommence. L’île est le minimum nécessaire à ce recommencement, le matériel survivant de la première origine, le noyau ou l’œuf irradiant qui doit suffire à tout re-produire. »

On touche là au mythe universel des origines et de la création.

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Mais revenons à la forme du récit. On dit généralement que le mythe appartient au mode de transmission oral et que le passage à l’écrit fixe souvent une version réductrice du récit. Pierre Brunel en fait état dans sa préface du « Dictionnaire des mythes littéraires » :

« Il y a même, chez certains Modernes, l’idée vivace que la littérature est l’adversaire du mythe. Non plus parce que la surcharge mythologique l’affaiblit, mais parce que le mythe s’y dévalue. Denis de Rougemenot n’est pas éloigné d’une telle position quand, dans L’Amour et l’Occident il distingue deux moments de la profanation du mythe : la naissance à la littérature, le déclin dans la sous-littérature. Et Claude Lévi-Strauss lui-même, comme fasciné par la pureté et la force des oppositions structurales qu’il a fait apparaître dans le mythe (sa célèbre analyse du mythe d’Oedipe, celle que Marcel Détienne a faite du mythe d’Adonis), tend à dénoncer la littérature comme charpie, délayage, « dernier murmure de la structure expirante », désagrégation, dislocation. »

Heureusement, on peut toujours avoir recours à Roland Barthes pour sortir le mythe de l’ornière et tenter de mettre tout le monde d’accord :

« Cette parole est un message. Elle peut donc être bien autre chose qu’orale ; elle peut être formée d’écritures ou de représentations : le discours écrit, mais aussi la photographie, le cinéma, le reportage, le sport, les spectacles, la publicité, tout cela peut servir de support à la parole mythique. »

Une des explications à cet essor se trouve chez Jean Jacques Rousseau qui élève Robinson Crusoé au rang de livre unique de l’éducation de son Emile :

«Puisqu’il nous faut absolument des livres, il en existe un qui fournit, à mon gré, le plus heureux traité d’éducation naturelle. Ce livre sera le premier que lira mon Emile ; seul il composera durant longtemps toute sa bibliothèque, et il y tiendra toujours une place distinguée. Il sera le texte auquel tous nos entretiens sur les sciences naturelles ne serviront que de commentaire. Il servira d’épreuve durant nos progrès à l’état de jugement ; et, tant que notre goût ne sera pas gâté, sa lecture nous plaira toujours. Quel est donc ce merveilleux livre ? Est-ce Aristote ? Est-ce Pline ? Est-ce Buffon ? Non ; c’est Robinson Crusoé.»

Les robinsonnades deviennent ainsi de véritables outils pédagogiques à l’intention de la jeunesse. Elles servent à l’édification morale et à l’apprentissage intellectuel. Citons quelques lignes qui éclairent la politique éditoriale de Pierre-Jules Hetzel à ce sujet :

« Pour Hetzel, Le Magasin d’éducation et de récréation avait la double mission de divertir et d’instruire, et la couverture donnait le ton : un bébépotelé, avec des lunettes et un coupe-papier, suggérant une lecture déjà adulte, laissait entendre qu’on y trouverait des textes sérieux mais en même temps conçus pour des enfants. Hetzel s’occupait lui-même de la publicité des romans de Jules Verne, présentés comme des ouvrages sérieux et scientifiques, démontrant les pouvoirs de la science et de l’énergie humaine face aux adversités. Sa publicité s’adressait à l’ensemble de la famille, à « la lecture en commun faite au coin du feu », autre manière d’en souligner les vertus pédagogiques et d’inviter à une lecture scientifique et positiviste des Voyages extraordinaires. » (Histoire de la lecture dans le monde occidental – Sous la direction de Guglielmo Cavallo et Roger Chartier – Seuil – 2001)

Robinson Crusoé est même décliné sous la forme de manuels scolaires. Le premier s’intitule « En lisant Robinson Crusoé – Premières Notions d’Education sociale » (J. Blondot – Paul Coquemard éditeur – 1921). Il a une visée clairement idéologique. On y traite entre autre du progrès, de la division du travail, de la solidarité sociale, de la guerre… ! Le second est un abrégé de l’anglais édité chez Masson en 1925. Plus récemment des guides nature sur la sur la mer, la campagne, la forêt, les arbres, la randonnée, la montagne mais aussi la ville, le jardin, le v.t.t…Il reste l’idée que Robinson Crusoé est un récit exemplaire susceptible de nous éclairer sur l’univers qui nous entoure.

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Plus significative encore est l’irruption de Robinsons dans la télé – réalité. La chaîne américaine CBS produit une formule de jeu d’aventures baptisé « Survivor ». Le concept est repris en 2001 par TF1 sous le titre de « Koh Lanta », préféré à celui de « Opération Robinson ». Qu’importe, l’intention était là ! On aura beau critiquer le genre et le dispositif, les candidats se bousculent pour participer à l’aventure et chaque samedi soir ce sont plus de 6 millions de téléspectateurs qui communient devant leur petit écran.

Koh Lanta est un concept de télé réalité parfaitement scénarisé. En 2001 le rideau se lève sur un radeau qui accoste une île tropicale de l'océan Indien :

« plage de sable fin, fonds marins exceptionnels, coraux, eau limpide, poisson quasiment domestiqués (ils ne sont pas farouches parce qu'ils ne sont pas chassés) ; tous les ingrédients sont là pour vivre en Robinson Crusoé. » 

Les images touristiques cèdent pourtant vite le pas à l'aventure. Au menu : faim, soif, petits bobos et zizanie. Un jeu de survie qui ne convient guère aux baroudeurs misanthropes. Jean Luc, le fusilier marin nostalgique, en fait les frais.

Deux saisons plus tard, les spectateurs en demandent plus : « Les études ont montré que les téléspectateurs ont envie de voir les aventuriers se débrouiller sur l'île, comment ils trouvent l'eau et chassent les animaux. » Voilà donc nos Robinson immergés au Panama : « destination qui remplit parfaitement le contrat : faune et flore inamicales, climat hostile, mer omniprésente, éloignement, disette, solitude… Pour le reste, Matt Mather, producteur du jeu, a veillé à "monter d'un cran" la difficulté des épreuves comme les conditions de survie. L'enfer est bel et bien au rendez-vous pour les 16 aventuriers.

La dernière situation que l’on rencontre fréquemment, c’est l’identification. Certains individus se rebaptisent eux-mêmes Robinson parce que leurs épreuves ont quelques affinités avec celles de Robinson Crusoé. C’est parfois une attitude un peu péremptoire qu’on soupçonne d’être marketing. Robinson fait vendre ! C’est ainsi que le navigateur Yves Parlier, par exemple, fait sa promotion en éditant son «Robinson des mers» dans lequel il raconte ses mésaventures au cours du Vendée globe 2000-2001. Avant lui, Bernard Gorski romançait ses expériences de plongée sous-marine dans un récit intitulé « L’aquarium de Dieu » (Editions de la pensée moderne – 1961) transformé quelques années plus tard en « Robinson sous-marin » (Albin Michel – 1972).

Lorsque ce ne sont pas les personnes elles-mêmes qui s’arrogent cette identité, ce sont les journalistes et autres qui en font leur manchette. Certainement que cela augmente le tirage ?

En tout cas, au cours de l’été 2003, La Gazette de Nîmes titrait «Camargue : les derniers Robinson de Beauduc». On ne manquera pas de sourire des signes extérieurs du Robinson moderne :

«Pas de maire, pas d’électricité, pas d’eau courante : seulement un facteur et des impôts locaux. Perdu sur un banc de sable à 10 km de Salin-de-Giraud, les 400 cabanons de Beauduc accueillent pêcheurs et plaisanciers en toute liberté. Une dizaine d’entre eux y vivent hiver comme été.»

C’est le dernier aspect du mythe que j’avais relevé en lisant « La cuisine du sacrifice en pays grec » de Marcel Detienne et Jean pierre Vernant à savoir l’articulation entre le mythe de Prométhée et les rites de la boucherie et de la cuisine sacrificielle. Koh Lanta deviendrait en quelque sorte une mise en scène du mythe de Robinson. On a dépassé là la simple interprétation du personnage romanesque car on est dans une incarnation – un jeu de rôle - où chaque candidat rappelle si besoin est le dénuement de l’homme privé de ses repères, la distance qui s’est instauré entre les besoins primaires et le confort de la civilisation matérielle, les nécessités de la survie : connaissances, compétences et comportements. Le vainqueur, l’ultime survivant, est à la fois le dernier et le premier maillon du cycle des éternels recommencements. 

Voilà, par facilité, on peut militer pour une reconnaissance du mythe de Robinson Crusoé. Ce n’est pas un cas isolé, il existe de nombreuses créations littéraires modernes qui font écho et trouvent des prolongements au-delà de l’œuvre originale pour entrer dans l’inconscient collectif. Il faudrait leur appliquer une méthode d’analyse plus claire et plus systématique. Mais ça, c’est un travail de spécialiste !

Quant à Robinson Crusoé, il serait intéressant de mettre le récit en relation avec d’autres récits relatifs à la création pour essayer d’identifier un fond commun peut être mais aussi d’en déduire l’originalité et la modernité.

Source: blog Robinson Crusoe & compagnie.

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